lundi 8 février 2016

PROPOS SUR LE DESSIN

" Tous les Arts se souviennent " disait Alain.

Qui d'entre nous, pour le simple plaisir, n'a-t-il jamais tenté de saisir l'objet ou le visage et fixer sur le papier la vision fugitive qui deviendra peut-être chambre d'écho de la mémoire ?
Le pouvoir de fixer l'éphémère dans le durable, confère curieusement à celui qui le possède une inexplicable maîtrise des choses. Est-ce l'une des raisons pour lesquelles la passion du dessin me possède depuis si longtemps ?
Je garde le souvenir ancien d'avoir, étant enfant, dessiné dans le vide, les doigts refermés sur un crayon imaginaire, le portrait de celle qui me faisait face dans le train ou la silhouette singulière qui se profilait à distance. Comme le boxeur qui combat contre son ombre, je m'entraîne souvent à cet exercice d'entretien de l'instinct originel que je voudrais conjuguer avec l'approche journalière rigoureuse du dessin, pour accéder peut-être à sa maîtrise.
Depuis plus de trente ans, je travaille à l'encre et à la plume. Ce très ancien instrument du dessin et de l'écriture - Cennino Cennini dans son traité de la peinture, lui consacre deux chapitres. Il y dit notamment " que cet Art rend capable de faire sortir bien des choses de la tête ". Le dessin à l'encre ne trompe pas. Il ne dissimule rien : ni repentir ni accident, à côté de la peinture c'est une ascèse, un chemin vers la rigueur, une recherche vers la perfection, même si celle-ci n'est plus de mode ou est devenue un reproche, " fardeau ou mauvaise conscience " comme le dit Milan Kundera.
Mes plumes ne sont plus de roseau ni d'oie ni de coq. Ce sont des plumes d'écolier que par nécessité j'assemble sur de longs porte-plumes que je fabrique et qui me permettent d'avoir directement une vision lointaine, globale, un retrait sur l'espace du tableau. Cette distance oblige corps et esprit à s'investir, à ne faire qu'un avec l'outil. Le poids de celui-ci est négligeable et sa rigidité fait que le moindre mouvement du bras, produit un trait léger à deux mètres de l'œil. Avec la distance le regard enregistre la moindre vibration, le moindre frémissement de gris engendré par la  ligne ajoutée.
J’aime les papiers Orientaux, feuilles Chinoises ou Coréennes, papier Japon, papiers Lockta du Népal ou Tsacho du Bouthan. J’aime leur extrême sensibilité et leur fragilité apparente. Ils semblent agir comme un révélateur photographique. Au lieu de réfléchir la lumière ils l’absorbent. L’image parait surgir mystérieusement comme si les lignes déposées sur la surface venaient de l’arrière plan.
Dans le silence de l'atelier, le crissement de la plume rythme la respiration qui se suspend parfois pour retenir un trait qui voudrait s'échapper. Le problème n'est-il pas de trouver le point d'équilibre extrême, la limite de rupture entre deux antagonismes : le calculé et le spontané ? .Quand la concentration est intense, j'ai quelquefois la sensation que c'est mon ongle même qui écorche l'épiderme laiteux du papier et l'incise comme dans un rituel de scarification.
J'aime dessiner entre chien et loup : dans la pénombre les contrastes s'accusent et font jaillir de la lumière. En l'absence de couleur, c'est l'accumulation des traits et leur stratification qui fournit le registre de nuances subtiles qui montent très doucement du clair vers l'obscur sans remords possible.
Les thèmes que j'aborde se rapportent à la vie, aux mouvements, aux gestes, à ceux des corps qui s'enchevêtrent, qui s'aiment, se caressent où qui se battent, ceux des passions qui les animent. Mais l'artiste est-il juge de la valeur de signe de ce qu'il produit ? Peut-il dissocier les chevauchements de la mémoire de ceux de l'observation, de l'interprétation, des désirs, des fantasmes ou de l'expression ?. J'ai longtemps pensé que c'était le seul ordre des ombres et des lumières qui régissaient mes espaces, que les thèmes n'étaient que prétextes et que la signification ne pouvait être que plastique. Que l'on ausculte le spectacle de la vie ou sa propre géographie intérieure, le dessin dévoile la fibre de la pensée.
Chaque nouvelle image surgit de l'intérieur et s'ajoute, partie d'un univers singulier qui s'élabore et se transforme et fonctionne en suivant les règles de son propre dynamisme. Chaque dessin entrepris est un nouveau voyage, une étape dans un parcours initiatique. L'artiste qui dessine connaît bien cette émotion particulière, mélange d'inquiétude et de jubilation, qui accompagne la trace de l'outil sur l'espace de papier, jusqu'à la découverte de ce passage où l'invisible émerge dans le visible, lorsque l'image bascule du champ de la complexité insaisissable dans celui de la compréhension.
Quand le piège est enfin tendu pour les regards et pour les rêves.

Renaud Archambault de Beaune 



« Je voudrai partir d’une image qui s’efface, et inscrire ma réflexion dans le
 temps de cet effacement. Ce temps indéterminé où le flou brouille le trait 
et envahit la forme sans l’emporter d’ailleurs, car en disparaissant l’image
 laisse en dépôt sa prégnance : le blanc revenu nous saurons de quels 
souvenirs nous avons été lavés ».

Cette phrase de Jean-Marie Le Sidaner, est extraite d’une correspondance avec son ami le sculpteur Boris Lejeune intitulée : « Fragments de paroles et de pierres ». Il parle ici de L’Orante, sculpture de stuc du monument de la porte Majeure à Rome, une figure usée par le temps qui devient peu à peu ombre et mystère.

A sa lecture, j’ai eu le sentiment qu’il concernait  mon travail. Je venais juste d’écrire un petit texte de présentation dans lequel je parlais du dessin comme d’un lieu « où les absences pouvaient être dessinées ». Un paradoxe pour dire l’importance des vides, des blancs du papier, traités comme des masques, comme des coups de pinceau balafrant l’image, des voiles recouvrant les traces de la mémoire. Une manière d’obliger le « regardeur » à ne percevoir l’image que dans la lenteur. La même lenteur qu’a demandée la création de ce dessin et sa progression jusqu’à  l’apparition des formes dans le visible. Aucune œuvre n’existe sans le regard du spectateur.

L’encre Chinoise est un pigment à base de noir de fumée obtenu à partir de la calcination d’huile de sésame et d’ivoire broyé + gélatine (colle de bœuf, de cerf, de poisson ou à partir d’un arbre nommé «kuzu » pour l’encre de NARA) avec du camphre dilué dans de l’alcool ou un musc et du sucre. La recette en est secrète. Avec le pinceau, l’encre  est le moyen d’expression presque exclusif de la peinture Chinoise. Un seul trait suffit à révéler la main d’un maître. C’est le canal privilégié pour exprimer le rythme spirituel, le seul intermédiaire capable de transmettre la vision de l’esprit dans l’univers des formes. 

Utilisée à la plume elle permet tous les possibles. Un seul trait de plume ne veut pas dire que la forme d’une chose soit rendue par une ligne ininterrompue mais que du commencement à la fin, l’outil poursuive ses mouvements sous l’égide d’un même contrôle sans interruption de l’influx de l’esprit.
Dessiner c’est faire une expérience spirituelle. Même les artistes qui s’en défendent, tentent de laisser une trace, d’accéder à l’universel. J’aimerai, comme les calligraphes Chinois, trouver la juste correspondance entre le rythme de mon cœur et de mon souffle et les pulsions de l’univers.

Pour moi l’unique trait de plume, figure la plus élémentaire du dessin, constitue la mesure universelle de l’infinité des formes. Il contient toutes les difficultés avec ses possibilités illimitées de nuances et de variantes. Il est le dénominateur commun et la clef de mes créations.


"sans titre" diptyque - plume et encre sur papier Coréen - 150 x 315 - 2015